Lucien Ganiayre, L'Orage et la Loutre
- Ogre n°6
L'Orage et la Loutre

L'Orage et la Loutre
ISBN : 979-10-93606-08-8
Dans un village du Périgord, après un étrange orage, un instituteur découvre que le monde qui l’entoure, ainsi que tous les êtres vivants, sont figés, immobiles comme si le temps s’était définitivement arrêté. Il suffit de les toucher pour qu’ils se réchauffent, reviennent à la vie, et, au bout d’une fraction de seconde, meurent et pourrissent. Livré à lui-même et évoluant en permanence sur une scène de théâtre dont les acteurs et le décor seraient aussi froids et fragiles que du verre, l’instituteur essaye dans un premier temps de mener une vie normale dans son village, et, tant bien que mal, de survivre à la folie qui le guette. Il décide finalement de rejoindre Paris à pieds pour tenter d’y retrouver son seul ami d’enfance. C’est en chemin qu’il rencontrera un autre être mouvant, une loutre, qu’il tentera d’apprivoiser...
Roman fantastique, mais également récit exaltant et cruel du voyage d’un homme laissé seul avec son esprit et ses souvenirs, L’Orage et la Loutre, écrit au sortir de la guerre, fut à sa publication qualifié de « dernier roman réaliste », en ce sens où est conféré une dignité aux activités les plus banales de la vie quotidienne (certes bouleversée par un événement surnaturel). Si on peut à bon droit y voir une allégorie de la guerre (il suffit de penser auxreprésentations cinématographiques – inédites à l’époque – de la solitude du soldat, évoluant au ralenti, sur un champ de bataille), L’Orage et la Loutre est avant tout une méditation profonde sur l’impossibilité de l’amour et du contact humain.
Notes éparses à
l’intention de ceux qui, parmi les lecteurs de L’Orage et La Loutre, voudraient s’exercer à une forme d’archéologie
littéraire.
Nous ne savons que peu
de chose à propos de Lucien Ganiayre et de son roman L’Orage et la Loutre.
Voici ce que ces enfants nous ont permis de découvrir.
Lucien est né en 1910
à Lussas et Nontronneau (Dordogne). Ses parents étant décédés alors qu’il était
très jeune, il est élevé par une tante et des grands-parents instituteurs dans
différents villages de Dordogne, Montravel, Velines, Saint-Nexans (qui lui
inspirera son pseudonyme d’écrivain et de comédien).
Il fait des études
d’anglais à Bordeaux, tout en étant « pion », mais est plus attiré par
l’écriture et le théatre.
En 1933, il envoie un
poème en réponse à une enquête de la N.R.F., il est publié dans la revue
et rencontre Jean Paulhan.
Nous avons retrouvé
l’introduction de ce poème qui nous montre quel genre de jeune homme était Lucien
:
Lettre
d’accompagnement au poème publié par la N.R.F. en 1933 :
Lucien Saint-Nexans
Étudiant
d’anglais,
22 ans.
J’ai lu, il y a
quelques temps, l’annonce de votre enquête dans la N.R.F. J’ai alors rassemblé
quelques feuilles froissées, exhumées des poches de vieux habits. J’ai recopié
ces vers et à tout hasard je vous les envoie, car, si j’ai bien compris, le but
de votre enquête est, non pas de découvrir un génie poétique ignoré, mais de
constater le sort de la poésie en France de nos jours. J’attends avec intérêt
le résultat de cette initiative et je suis curieux de savoir si quelques-uns de
mes amis vous enverront leurs poèmes. Leurs poèmes que je n’ai jamais lus mais
dont je sais l’existence soigneusement cachée par pudeur ou par sottise. C’est
une chose très curieuse que cette dissimulation des seuls sentiments qui
pourraient nous faire honneur à nous les jeunes gens qui sommes si sévèrement
jugés. J’ai souvent rêvé d’être introduit dans un de ces cénacles si
sympathiques qui existaient au siècle dernier et existent peut-être encore à
Paris, ou des jeunes gens se réunissaient pour échanger leurs
enthousiasmes littéraires.
Je vous envoie ces
quelques poèmes. Je n’ai aucune idée de ce qu’ils peuvent valoir. Je ne les ai
lus à personne. Parfois, au hasard d’une solitude accidentelle, un élan
m’entraîne à griffonner quelques vers sur un sentiment qui m’occupe.
Je ne serai jamais un
grand poète. Je n’en ai ni l’espoir, ni, hélas, l’ambition. Et surtout,
surtout, je ne parviens pas à trouver ma personnalité. J’aime trop de choses.
J’aime tout. Toute la vie, la vie multiple, vivante, brève. J’aime le sport, la
lecture, le flirt, l’amitié, j’aime le farniente et le travail. Ce qu’il y a de
plus difficile au monde, c’est de choisir. Je ne sais ce que je préfère d’une
randonnée en auto avec de joyeux compagnons ou d’une journée passée avec un
livre de Giraudoux. Je dis Giraudoux. J’aurais pu dire Proust ou Mauriac ou
Balzac. Je me désespère de mon manque de personnalité.
Peut-on vraiment
s’appeler un poète lorsqu’on prend tant de plaisir à fréquenter les dancings ?
Peut-on oser aimer le Cimetière Marin,
lorsque l’on éprouve une réelle joie à voir un film même médiocre ?
Mais je serais
parfaitement heureux, sans ces sortes de crises, de plus en plus fréquentes ou
je me trouve si désemparé si incomplet. À ces moments je n’aime rien. Rien ne
m’émeut, ne me fait envie. Tout me paraît difficile, impossible, tout est flou
et lointain, je n’ai plus de désirs. Je suis incomplet même dans mon désespoir.
Si je reste seul, mes pensées tombent vite dans un gouffre sans fond ni échos,
intolérable. Si je vie la vie quotidienne, présente, minutieuse, j’entends
crier un remords. Le remords de gâcher quelque chose, l’humiliation d’être
étroit, bas, animal, le remords de détruire stupidement de la beauté. Mais
quelle beauté ?
Je ne sais à qui
j’envoie ces confidences et cet anonymat seul me décide à les écrire. Elles
sont gauches, ce sont les premières.
En 1939, il se marie
et abandonne le théâtre pour un métier plus stable : inspecteur d’assurance
dans la région Aquitaine.
Mobilisé en 1939, il
devient interprète dans un régiment écossais. Drôle de guerre, débâcle, retour
à Agen. Sombre période de l’occupation pendant laquelle il écrit beaucoup
: poèmes, courtes pièces de théâtre, nouvelles sur la guerre et une ébauche de L’Orage
et La Loutre.
En 1946 il envoie le
manuscrit à divers éditeur sans succès.
La réponse de Jean
Blanzat que nous reproduisons ici est non seulement savoureuse, mais semble
raisonner tout particulièrement avec les raisons qui ont motivé la réédition de
ce texte :
Lettre de Jean Blanzat
des Editions Grasset pour signifier le refus de son manuscrit à Lucien Ganiayre
(19 août 1946).
Éditions Bernard
Grasset
Société anonyme au
capital de 3.800.000 francs
61 rue des saints-pères-6e
Paris, le 19 Août 1946
Monsieur Lucien
Ganiayre
81, rue de Sevin,
Agen
(Lot-&-Garonne)
Cher Monsieur,
Je m’excuse d’avoir
quelque peu tardé à vous répondre. Je rentre d’un petit voyage, en Limousin,
précisément. J’ai fais lire et ensuite j’ai lu votre livre. C’est une œuvre
vraiment étrange, d’une originalité authentique et spontanée. Beaucoup de
romans aujourd’hui utilisent d’une façon analogue les ressources du fantastique
; mais presque toujours on y sent des influences littéraires : surréalisme,
néoromantisme, imitation de Kafka ou de Faulkner. Votre roman au contraire est
naturel et direct dans l’étrange et ce n’est pas, dans mon esprit, un mince
compliment.
Du point de vue de la
maison Grasset, où je suis bien obligé de me placer, je ne peux malheureusement
vous dire qu’une seule chose. Nous ne pouvons pas éditer ce livre qui est
extrêmement différent de ce que nous publions d’habitude. Il risquerait de
déconcerter inutilement un public qui a une certaine exigence de la qualité
mais qui n’a jamais été « d’avant-garde ». Pour peu que vous
connaissiez notre catalogue, vous conviendrez de la portée de cet argument et
vous ne douterez pas de sa sincérité. J’espère bien qu’un jour il nous sera
possible d’élargir notre registre ; je sais bien qu’il y a un péril dans une
fidélité trop étroite à une tradition, surtout lorsque cette tradition se fonde
sur des préoccupations commerciales. Mais alors j’espère que nous créerons une
collection d’ouvrages avec des tirages restreints et une présentation particulière
qui excluera les malentendus. Si cela se fait un jour et que votre « Maître
d’École » ne soit pas casé, je me permettrais de vous le redemander et nous
reverrons la question.
Car même du point de
vue purement littéraire, il me semble que la question est à revoir. On vous lit
avec « un sentiment de gêne et d’agacement » que vous semblez avoir prévu. Si
j’essaye de me demander pourquoi voici d’abord ce que je trouve.
La fiction de votre
homme foudroyé est à la fois un peu fragile et un peu facile. Fragile
parce qu’elle n’explique pas ou trop timidement les divagations de Jean des
Bories et facile parce qu’elle donne trop de champ à l’imagination. Je crois
que dans le domaine du fantastique, il faut être prisonnier de certaines
conventions à partir du quoi il doit y avoir un enchaînement rigoureux (c’est
le cas pour Swift aussi bien que pour Kafka). Vous donnez l’impression d’être
trop libre dans votre propre domaine. Il arrive à votre personnage trop de
choses surprenantes et à tout moment vous restez son maître absolu. Pour un peu
on vous reprocherait d’être gratuit et arbitraire. Vous n’encourez pas tout à
fait ce reproche parce qu’on sent l’unité de l’inspiration. Elle tient à un
sentiment très puissant de la solitude de l’homme, de l’impasse de sa destinée,
de sa cruauté, et du secours qu’il trouve dans les choses naturelles. Mais,
sans doute cela reste trop caché. Il a d’autre part deux thèmes dans votre
livre : celui de la Loutre (accessoirement repris dans l’épisode de
Jeanne) et celui de l’amitié. Ils se rejoignent en conclusion dans l’échec,
mais ils sont au départ très différents ; d’où un certain manque d’unité de
l’ouvrage. Enfin, vous êtes un peu gêné par le thème de l’amitié et vous le
commencez dans le domaine de la réalité. Les pages sur les années de collège
bonnes en elles-mêmes, et qui ont été préférées par vos autres lecteurs, font
tâche dans le récit et montrent une hésitation dont vous n’êtes pas tout à fait
exempt par la suite.
Enfin et surtout le
second terme, le spirituel, n’est pas toujours apparent dans votre allégorie et
on se demande parfois ce que vous avez voulu dire.
Je m’excuse, cher
Monsieur, de cette longue lettre. J’espère et je souhaite qu’elle ne vous
chagrine point. Votre échec ici est de ceux qu’on peut dire sans mensonges plus
honorable que la moyenne des réussites. Si je me suis mal expliqué, ou si vous
avec besoin d’éclaircissements, croyez-moi, je vous prie, tout à votre
service.
Jean Blanzat,
P.S. : Il y a
peut-être un peu trop d’adjectifs dans votre style. Comme nous le faisons
d’habitude, je vous renvoie vos deux manuscrits par paquet poste
recommandé.
C’est l’époque de la
Libération, compagnon de route des communistes, il fonde à Agen un Ciné-club où
il invite de prestigieux conférenciers.
1947, il perd son
emploie suite à la création de la Sécurité Sociale, pour laquelle il avait
milité. Quelques années de galère mais il continue à écrire et dans les années
50 il réalise notamment une adaptation de L’Orage et La Loutre pour la
jeunesse. Sans résultat. Il renonce à l’écriture et s’installe en 1953 à
Périgueux où il occupe un poste d’agent d’assurances.
Il meurt en février
1966 atteint d’un cancer inopérable.
En 1972, sa femme
envoie son manuscrit à plusieurs éditeurs. Réponde positive du Seuil, de Denis
Roche. Le livre paraît en 1973.
Le livre semble avoir
reçu un bon accueil de la presse. Impossible d’en trouver la trace. Il est
pourtant traduit en tchèque par Michaela Jurovskà et paraît aux Éditions Tartan
en 1979. Cette édition est précieuse parce qu’elle recense diverses critiques
du livre paru dans la presse française, traduit en tchèque, que nous avons très
librement retraduits en français.
« Les thèmes de la
solitude, de l’amitié et de l’amour, du temps et de la mort sont magnifiquement
explorés à travers le récit des angoisses du héros de ce roman, un improbable
survivant. »
Revue des livres
nouveaux
« L’Orage et La
Loutre est un livre rare dans la littérature. Cette œuvre nous parle de la
nature d’une manière onirique, et, par endroit, étonnamment frénétique. Un
roman magistral dans lequel résonne la symphonie du silence et du sommeil.
»
France-Soir
« Il arrive toujours
un moment ou il devient impossible expliquer rationnellement ce qui arrive au
narrateur du roman, mais pour peu qu’on s’y essaye, il en ressort que le héros
est avant tout marqué au cœur par son pénible pèlerinage. Peu importe qu’il
s’agisse d’un rêve ou d’une hallucination, nous ne le saurons jamais, mais nous
resterons captif d’un roman où l’expérience de la survie est inscrite en
lettres de feu. »
Horizon du fantastique
« Les magnifiques
pages de L’Orage et La Loutre nous plongent dans une histoire qui
interroge la solitude du corps et, finalement, le discours lui-même. Le
narrateur, comme Robinson Crusoé, abandonné sur une île, prisonnier d’une vie
rudimentaire ralentie par le silence et l’inaction, redécouvre progressivement
tout la puissance des mots. »
Les nouvelles
littéraires
« Jean n’est pas
seulement en train de survivre dans un monde où, seul, il est resté en vie,
mais il confronte les convulsions d’une nature solidifiée et la rigidité du
corps à ce qui dans son passé compte vraiment : l’amour pour son ami d’enfance…
Ce livre merveilleusement actuel est plus une parabole qu’une fable morale –
Celle de notre inlassable quête de paix. »
Bibliothèque pour tous
En janvier 2014, la
compagne du petit fils de Lucien Ganiayre, nous contacte à titre amical dans
l’espoir de trouver une solution à moindre frais pour imprimer en quelques
exemplaires L’Orage et La Loutre afin de le diffuser dans le cercle
familial. En bons Ogres curieux nous demandons à voir le texte avant de la
conseiller et quelques jours plus tard la décision était prise de le
rééditer.